j a m e s
— James !
Derrière lui, son professeur criait à pleine voix à travers tout le couloir. Et il avait bien raison. Le jeune garçon qui lui servait d’élève venait de s’enfuir de sa classe à toute allure, renversant sa table et laissant derrière lui son sac et ses affaires. Et la porte avait à peine eu le temps de se refermer derrière son départ chaotique que la classe toute entière s'était précipitée dans le couloir. Mais déjà, la silhouette de leur professeur s’était éloignée, tout comme cela de James qui prenait encore un peu plus d’avance.
Tout en courant, James jeta un bref coup d’œil au dessus de son épaule. Son prof le poursuivait toujours et avait été rejoint entre temps par d’autres de ses collègues. Les cris et les bruits de pas résonnèrent de plus belle, en plus fort et plus nombreux, à travers les longs couloirs déserts de l’école.
— Revient ici tout de suite !
Un sourire malsain se dessina sur le visage de James. C’était parfait. Il continua de courir, puissant alors dans ses réserves d'énergie pour accélérer une fois de plus. Ses jambes le propulsaient en avant tandis que ses bras semblaient le porter. Chaque contact de sa main avec le mur lui donnait l'impulsion nécessaire pour se jeter dans les virages avec une précision que seul lui avait. Les murs défilaient de part et d'autre, les portes s'ouvraient et se fermaient dans un flou artistique.
Les escaliers du hall d’entrée se rapprochaient de plus en plus. Mais ralentir n’était pas les plans du jeune garçon. Sans réfléchir, il dévala trois par trois les marches, l’éloignant un peu plus du danger qu’était ses profs. Arrivé en bas, il franchit d’un seul saut les dernières marches, avant de repartir de plus belle. Et sans se retourner, il reconnut les bruits de pas et les cris sourds. Ses profs continuaient de le pourchasser. C’était encore plus parfait. James se dirigea instinctivement vers la porte arrière — celle de devant pouvait être verrouillée à distance. Erreur qu’il ne fera qu’une fois.
La porte extérieure finit par céder sous la pression du corps de James qui se jeta dessus, se retrouvant alors dehors, dans le jardin de l’école. L’herbe mouillé éclaboussa le bas de son pantalon tandis que la terre abima ses chaussures. Peu importe, il n’aimait pas l’uniforme de l’école qu’il devait porter. Alors s’il pouvait le ruiner en même temps, c’était tant mieux.
Au bout du jardin, un grillage était là pour empêcher les élèves de se faire la malle. Pour autant, James continua de courir vers sa direction. Il y a quelques de jours de ça, il avait minutieusement préparé un trou assez large pour lui. Et avec une dextérité qui le surprit lui-même, il réussit à se faufiler à travers l’ouverture, laissant au passage quelques lambeaux de son costume. Une fois de l’autre coté, James se retourna pour observer ses professeurs bloqués - tels des animaux au zoo - qui semblaient plus déterminés que jamais à le rattraper. Un sourire triomphant était clairement lisible sur le visage du jeune garçon. Cela allait être encore plus amusant que prévus.
Alors sans plus attendre, James reprit sa course effrénée vers la liberté, cette fois en direction de la rue. Les feux rouges et les voitures ne furent pas suffisants pour freiner l’élan qu’il avait. À plusieurs reprises, il manqua soit de se faire renverser, soit de provoquer un accident. Mais il était comme possédé, rien ne pouvait l’arrêter. Du moins, c’est ce qu’il croyait, jusqu'à ce qu’il se trouve nez à nez avec un agent de police. L’impact fut inévitable et James se retrouva le visage enfoncé dans l’uniforme bleu de l’officier. Si ce n’était pas une porte qui stoppait sa course folle, c’étaient les forces de l’ordre qui s’en chargeaient.
Qu’est-ce que James détestait le commissariat, peut-être encore plus que son école. En plus d’être petit, labyrinthique et mal éclairé, une forte odeur vous prenait le nez. Et le manque évidant de fenêtre n’aidait pas à améliorer tous ces aspects.
Le policier continuait d’amener avec lui le jeune “délinquant”, qui ne pensait d’ailleurs qu’à une seule chose : saisir la première occasion afin de s’échapper. Mais cette pensé resta au stade d’idée théorique. Car si s’enfuir d’une école ne représentait pas beaucoup d’enjeu aux yeux de James, s’enfuir d’un commissariat… C’était une autre paire de manche. Les deux finirent par arrivé devant une porte isolé. La même que James empruntait à chaque fois. Mais à sa surprise, l’agent de police poursuivit sa route. James marqua un temps d’arrêt, attendant que l’homme devant lui se retourne.
— On n’entre pas ? demanda finalement James en désignant la porte d’un signe de tête.
— Je crois que la chaise là-dedans a besoin de vacances. Un peu comme moi, ajouta-t-il en marmonnant avec un air las. Allez, avance.
James se remit alors à marcher, tout en trainant le pas. Finalement se fut devant la porte du bureau du Commissaire que l’officier avait emmener le jeune garçon. L’agent de policer ouvrit la porte et fit passer l’enfant en premier, avant de refermer derrière lui. Une vague odeur de cigare se mélangea avec l’odeur déjà présente du commissariat, en plus d’une petite fumée grise qui obstruait légèrement la vue. Un mélange tout à fait déplaisant.
— Encore toi, gamin… soupira le commissaire en le voyant franchir le seuil.
C’était un homme âgé à la barbe blanche fournie. Cette dernière avait dû piquer tous les poils de l’homme puisque aucun cheveu n’était présent sur son crâne. Pourtant, une aura d’autorité indéniable qui forçait le respect se dégageait de ce type. Et même James devait bien le reconnaitre.
— Pourquoi est-il encore ici ? questionna le commissaire, tout en restant assit dans son fauteuil en cuir.
— Je pense, monsieur, qu’il est grand temps qu’il apprenne que ses actions entraînent des conséquences.
— Oui, je me doute bien qu’il n’est pas là par hasard. Je vous demande ce qu’il a fait.
— Eh bien, reprit l'agent de police avec une note d'agacement dans la voix à l’égard de James, de ce que j'ai pu observer, ce jeune homme a semé une véritable pagaille sur la route. Manquant de peu, par la même occasion, de se faire renverser
James ne put s'empêcher de pouffer intérieurement à cette déclaration. Cette fois, il y était aller fort.
— Je te vois faire le malin sous la barbe que t'as pas, gamin, lui fit remarquer le commissaire avec un regard sermonneur.
— Je vous assure que ce n'était pas mon but premier, se défendit James en s'avançant d'un pas et en essayant d'adopter son meilleur air de victime.
Le vieux commissaire souffla dans sa barbe grise, sans doute exaspéré. James était presque en mesure de sentir son haleine chaude chargée de l'odeur du cigare. Le jeune garçon se retint de ne pas tousser. En plus, ça piquait les yeux. Pourtant, la chance semblait d’être du côté de son côté. Une femme entra à ce moment dans le bureau, les informant qu’une personne à l’entrée était venue récupérer James. Le vieux commissaire finit par la remercier avant que cette dernière ne s’en aille en laissant la porte ouverte.
Le commissaire se leva enfin, prenant avec lui James pour l’accompagner avant de laisser l’officier repartir et de quitter à leurs tours le bureau. Le jeune garçon sentit une boule de peur se former dans son estomac. Qui serait là pour l’attendre ? Son grand frère, ou bien… Elle ? Et rapidement arrivé à l’accueille, James s’écria de joie.
— Ikeal ! dit-il en le voyant, véritablement heureux. J’ai cru que ça allait être…
Son grand frère lui lança un regard sombre qui en disait long. Un regard qui semblait lui dire “la ferme”. James obéit.
— Bonjour monsieur, reprit Ikeal en s’adressant au commissaire. Je voudrais savoir s’il était possible de reprendre…
— Je pensais pourtant t’avoir bien marteler le fait, gamin, que tu ne pouvais pas venir chercher ton frère comme ça, l'interrompit le commissaire d'un ton sévère.
— Écoutez...
— Mon garçon, tu n'es même pas majeur, conclu-t-il avec le même ton.
Et alors qu’Ikeal allait continuer à insister pour libérer son petit frère, une femme fit irruption dans le commissariat. Elle avait des cheveux longs, bruns, et une peau parfaite sans trace de ride. C’était Elle.
— Bonjour madame, salua le vieux commissaire tout en redressant sa posture.
Sa réponse fut un soupire exaspérer. Sans même jeter un coup d’œil vers James, elle s’adressa au vieille homme.
— Je n’ai même pas envie de savoir ce qu’il a bien pu faire. A-t-il au moins une sanction ou quelque chose du genre ?
James ne put s’empêcher de penser que la seule chose qui l’intéressait vraiment, c’était de savoir si elle allait pouvoir manger seule avec son fils ou pas. Malheureusement pour elle, James allait devoir s’incruster.
— Pour être honnête, hésite le vieux commissaire, je n’ai pas envie que mon seule et unique cellule soit occupée par une jeune garçon comme lui. Qui sait ce qui pourrait encore arriver aujourd’hui ?
Cela n’avait aucun sens. Depuis que James avait commencé à fréquenter le commissariat - peut-être encore plus que la maison de ses amis - quasiment jamais il n’avait vu de criminels qui avait franchit les portes de la prison. Enfaite, la réponse était plus simple : le commissaire ne voulait tout simplement pas s’embêter avec un garçon comme lui.
— Oh, pas de problème, répliqua la mère d'Ikeal avec un sourire en coin. Je vais le mettre moi-même en détention... À la maison !
— Quoi ? protesta James, adoptant le même ton et la même attitude qu'il avait employés dans le bureau. J’ai cours demain, moi.
— Vraiment ? le défia-t-elle, plongeant son regard dans le sien.
À vrai dire, James savait pertinemment qu'il n'irait pas en cours le lendemain. Surtout après ce qu'il avait fait aujourd'hui. Mais ça, elle n'était pas censée le savoir. Du moins, James en était presque certain, jusqu'à ce qu'il la voie sortir son téléphone de sa poche. Tout ça n’annonçait rien de bon. Le cœur de James s'affola. L'école avait dû la prévenir. C'était sûrement pour ça qu'elle était venue le chercher aussi vite au commissariat. Et le message du directeur était sans équivoque : James était exclu pour plusieurs jours. En raison de son comportement inacceptable qu’il avait eu aujourd’hui, mais également pour toutes les autres bêtises accumulées ces derniers mois.
D'un côté, James était ravi à l'idée de ne plus avoir à aller à l'école. Mais de l'autre, ça signifiait aussi qu'il allait devoir rester enfermé chez lui, ce qui lui plaisait nettement moins. Il connaissait par cœur le schéma qui allait se mettre en place : des journées entières à éviter sa mère autant que possible, des heures enfermé dans sa chambre, et l'inévitable tension qui monterait crescendo au fil des jours. James se sentait déjà étouffer rien qu'à y penser.
Après avoir conclu sa conversation avec le commissaire, la mère d'Ikeal se dirigea d'un pas déterminé vers la sortie, signe indéniable que la discussion était terminée. James et Ikeal échangèrent un regard dépité avant de suivre leur mère à l'extérieur du commissariat. Ils rentrèrent tous les trois dans la voiture, James prenant place sur la banquette arrière, tandis qu'Ikeal s'installait à côté de leur mère qui avait pris le volant. Le moteur démarra et la voiture s'éloigna du commissariat.
Un silence pesant s'était installé. À l’arrière, James contemplait le paysage défiler, tout en se perdant dans ses pensées. Et devant lui, Ikeal et sa mère discutaient de savoir si oui ou non Ikeal devrait retourner en cours. Finalement, il avait été décidé qu’il retournerait belle et bien à l'école, pour finir sa journée. Et après l’avoir redéposer, Elle ne dit aucun mot. Aucune réprimande, aucun juron, rien. Le silence lourd et pesant emplissait l'habitacle de la voiture, rendant l'atmosphère presque suffocante.
La maison dans laquelle vivait James était petite et étroite. D’un aspect entre le boisé, le poussiéreux et l’endommagé, et où l'isolation laissait à désirer. L'entrée s'ouvrait sur un long couloir. À droite se trouvait la cuisine – dont le banc de la table à manger dépassait sur l’entrée – et à gauche le salon. Tout droit, un escalier en colimaçon conduisait aux deux chambres et à la salle de bains. Et si l'ensemble de la maison était empreint de ce même style suranné, la chambre des deux frères se démarquait nettement. Les murs de la pièce étaient recouverts de posters colorés représentant divers groupes de musique. Un bureau se tenait fièrement au pied du lit d'Ikeal. Pour James, un bureau ne lui était d'aucune utilité. Son seul espace personnel se résumait à son lit et aux quelques vêtements qu'il entreposait dans l'armoire commune.
Une fois la voiture garé et arrivé chez eux, une scène étrange se produisit. James monta à l'étage sans émettre le moindre bruit, suivi de près par la femme qui lui servait de mère. Les deux ne se dirent mot, comme d'habitude. James referma la porte de sa chambre derrière lui, avant d'entendre le déclic de la serrure. Il venait d'être enfermé dans sa chambre.
Ses yeux se posèrent alors sur la fenêtre. James la trouvait belle cette fenêtre... Peut-être allait-elle le devenir encore plus si elle s'ouvrait ? Il s'en approcha et l'entrouvrit délicatement. Une brise fraîche et douce vint caresser son visage. James pencha la tête par l'entrebâillement et aperçut sa mère dehors. Finalement, il allait être impossible de s'échapper en douce. Un soupir déçu s'échappa de ses lèvres. Il retira sa tête et referma la fenêtre. Au moins, sa mère ne l'avait pas entendu. C'était toujours ça de pris.
La nuit venait de tomber et Ikeal venait de rentrer. James l’entendit grâce à la voix de sa mère remplie de bonheur et de gentillesse. Tout ça, toute cette douceur, c’étaient des choses qui lui étaient étrangères. Cela faisait partie des choses dont James n’avait goûté, ni même espéré.
Ikeal gravit les escaliers quatre à quatre avant de tenter d’ouvrir la porte de sa chambre. Avant de lamentablement échouer, en voyant que la porte était fermée. Mais sa mère arriva à sa rescousse avec la clé. Et une fois la porte ouverte, il ne jeta pas un seul regard à l’intérieur, comme s’il n’existait pas. Pas même pour voir si James était encore vivant.
— Le dîner est bientôt prêt, dit-elle en s’adressant à son fils aîné.
Ikeal jeta rapidement son sac et ses affaires sur son lit, puis répondit par un simple « on arrive », appuyant sur le « on ». Sa mère laissa la porte entrouverte avant de redescendre. Quand elle fut hors de portée, Ikeal se tourna vers son petit frère.
— On discutera de tout ça ce soir... D'accord ? soupira-t-il en le regardant.
James hocha gravement la tête, sans vraiment montrer d'enthousiasme à cette idée. Mais puisque la demande émanait de son frère, il ne s'y opposa pas.
James se demandait pourquoi son frère se démenait autant pour lui sauver la mise. Mais il se demandait également pourquoi sa mère le méprisait tant. Peut-être que James lui rappelait un ancien amoureux. Mais si c’était le cas, cela valait également pour Ikeal. Les deux frères ne différaient pas tant que ça. Cheveux foncés, yeux marrons, une stature tout à fait convenable, et un père tout aussi absent. Pourtant, Ikeal n'avait jamais été traité de la même manière.
Ikeal lui adressa finalement un signe de la main, avant de descendre à son tour, rapidement suivi par son frère.
La cuisine était petite et étroite, à l'image du reste de la maison. Le banc de la table à manger, où s'asseyaient Ikeal et James, débordait même légèrement sur l'entrée. Paradoxalement, cela permettait de gagner un peu plus de place à la fin du repas, une fois qu’il était rangé. Leur mère, quant à elle, se plaçait toujours en face des deux frères. James n'aimait pas être constamment confronté à son regard pendant les repas. Heureusement, elle ne le regardait que rarement, ce qui rendait la situation un peu plus supportable.
— T’as fabriqué quoi à l’école aujourd’hui ? demanda-t-elle à James, tout juste installé.
— Rien d'exceptionnel, mentit-il, tout en recroquevillant sa tête entre ses épaules. De la course de fond.
— Bon sang... soupira sa mère, épuisée. Arrête avec tes mensonges. Le directeur m’a appelée plus tôt pour me raconter tes exploits.
— C'est curieux, t’as besoin de me parler et de me demander ce que j’ai fait, j'étais persuadé qu'il t'avait tout expliqué dans son mail.
En seulement quelques phrases, l'atmosphère était devenue électrique. Mais bon, il n’y avait rien d'étonnant : leurs discussions - si on pouvait les appeler ainsi - se terminaient toujours de la sorte. Dans ces moments-là, Ikeal ne savait pas où se mettre. Il aurait adoré essayer de résoudre le conflit, mais… Toutes ses dernières tentatives s’étaient soldées par des échecs.
— C’est une école de merde, continua James en élevant la voix.
— Ne t’adresse pas à moi sur ce ton, répliqua sa mère, haussant elle aussi le ton.
— Je n'ai jamais voulu être inscrit dans ce foutu établissement privé !
— Parce que tu crois que moi, je l’ai voulu ? Elle me coûte une blinde cette putain d’école ! J’ai fait ça uniquement parce que ton frère voulait le meilleur pour toi ! Mais moi ? Hein ? Qui m’a demandé ce que c’était le meilleur pour moi ?
— Et bien, t’as qu’à arrêter de me la payer cette école si ça te fait chier !
— Et toi, t’as qu’à te casser de chez moi si je te fais chier !
James sentit son souffle se couper.
— Qu’est-ce que tu crois ?! continua-t-elle en criant. Que ça me plaît de trimer plus pour te donner quelque chose que je ne souhaitais même pas ? Alors si tu veux te casser de chez moi, fais-le ! Parce que ça nous arrangerait tous les deux ! Disparais de ma vie, putain !
James sentit plus que de la colère monter. À ce niveau, c’était de la haine pure qui se dégageait du regard du jeune garçon. Il serra son couteau dans sa main, son regard vide fixé sur sa mère. Il hésita. Non, il n'était pas prêt à ça. Quoi que…
— James, murmura Ikeal en posant délicatement sa main sur la jambe de son frère.
Mais rien n’y fit. Son petit frère jeta brutalement le couteau sur la table, avant de se lever, plein de rage dans les yeux, tout en gardant sa mère dans son champ de vision. Des insultes en tout genre fusèrent à travers l’esprit du jeune garçon. Mais non. Rien. Rien ne méritait d’être dit ou fait… “L’autre” n’en valait pas la peine. Alors, d’un geste violent, James balaya la table. Couverts et assiettes s’envolèrent et vinrent s’écraser contre le mur ou le sol, frôlant de peu Ikeal et l’autre. Puis James s’enfuit, partant se réfugier dans sa chambre, laissant derrière lui toute sa rage et ses envies impardonnables.
— James ! s’écria Ikeal en se levant précipitamment pour le suivre.
— Reste là ! hurla sa mère.
Ikeal s'immobilisa, regardant son petit frère monter l'escalier, emporté par sa furie. Ikeal se rassit puis se mit à ramasser les débris laissés par James. Leur mère éclata en sanglots. De tristesse ? De joie ? Personne ne pouvait le dire… pas même elle. Après avoir tout nettoyé, Ikeal remonta à son tour dans la chambre. Il ouvrit doucement la porte, pénétra dans la pièce et ne vit personne. Il se tourna vers le lit, pensant que James s'était caché sous la couette. Personne. Ikeal se dirigea alors vers la fenêtre… grande ouverte.
James se trouvait à quelques kilomètres de chez lui, sur une colline qui surplombait une partie de la ville. Le soir, c'était sans aucun doute l'un des endroits les plus beaux et envoûtants. Toutes les lumières des maisons et des appartements scintillaient tel un océan d'étoiles, et le ciel offrait une fresque tout aussi étoilée qui rivalisait - certainement - avec la splendeur de la voie lactée.
Une silhouette se glissa derrière le jeune garçon. Il n'avait pas besoin de se retourner pour savoir qu'il s'agissait d'Ikeal. Qui d'autre aurait bien pu venir voir un garçon comme lui, à part peut-être des individus étranges ? Son grand frère resta silencieux. Il descendit lentement la colline avant de s'allonger à côté de James. Lui non plus, ne prononça pas un mot, se laissant bercer par le chant du vent dans leurs oreilles.
Le ciel était splendide, une toile entièrement vivante où les couleurs étaient les étoiles mêmes. Voilà pourquoi James chérissait tant cette colline. Le spectacle qu'elle offrait était incomparable. Plusieurs secondes s'écoulèrent lentement, devenant peu à peu des minutes. Les deux frères restèrent allongés côte à côte sur l'herbe humide, encore imprégnée de la pluie de la veille. Puis, sans trop savoir pourquoi, James brisa le silence.
— Je peux te poser une question ?
— Oui…
— Tu ferais quoi si je décidais de fuguer ?
Ikeal mit du temps à répondre. Il ne s'était pas attendu à une question pareille.
— Je ne suis pas sûr de...
— Je veux dire… si je fuguais… Est-ce que tu…
— Tu te moques de moi là ? répliqua Ikeal sans élever la voix ni même bouger.
— Non, mais sois sérieux deux secondes…
— Non, toi James, sois sérieux deux secondes. Tu ne vas quand même pas partir, j'espère ? Tu as une maison, une école, et tu peux manger à ta faim… Bon, peut-être pas tous les soirs, plaisanta-t-il doucement, mais tu as une famille qui…
— « T'aime » ? coupa James en devinant la suite évidente. Elle pu ton argument. Je crois qu’elle a été plutôt clair sur le sujet.
Ikeal soupira le nom de son petit frère, sans grande conviction. Il savait qu'au fond de lui, James n'avait peut-être pas tout à fait tort. Peut-être pas totalement raison non plus… Et encore... Après tout, qui voudrait d'un enfant comme James qui fuit constamment l'école et l’autorité ? Personne sur Terre ne souhaiterait avoir quelqu'un comme lui dans sa famille.
— Si je partais dans une autre ville, relança James. Dans un autre pays ? Peut-être que tout s'arrangerait, non ? Que je pourrais enfin être heureux.
— Tu as quatorze ans, James. Tu crois que tu peux aller où ? Dans un autre pays ? Vraiment ? Au mieux tu pourrais aller dans une famille d’accueille, en imaginant que tu en trouve une.
— …
James ne répondit pas. Ikeal se retourna vers le ciel et regarda dans le vide quelques instants, avant de lever les yeux vers les étoiles. Il expira profondément.
— Tu sais… Ce n'est pas parce que tu changes de pays que tu changes ce qui est en toi, déclara-t-il enfin.
James tourna sa tête vers son grand frère, les yeux interrogateurs. Il ne comprenait pas le sens de la phrase, qui lui semblait peut-être trop complexe.
— Je te laisse méditer là-dessus, ricana doucement Ikeal en se relevant. Ne rentre pas trop tard.
James observa la silhouette de son frère s'éloigner dans le noir. Le jeune garçon laissa tomber son dos sur l'herbe humide, le vent semblant lui murmurer quelque chose. Peut-être un début de réponse à cette énigme ? Ou peut-être n'était-ce véritablement que du vent. Quoi qu'il en soit, James s'endormit en ruminant cette phrase. Le seul compagnon du jeune garçon sur sa colline étant dorénavant le souffle froid de la nuit. Et peut-être qu’un jour ou l’autre cette phrase allait prendre sens.
Ce n'est pas parce que tu changes de pays que tu changes ce qui est en toi.
f r a t e r n i t é
Le soleil ne s’était toujours pas levé. Le ciel était encore nuit noire et une légère brume flottait dans l’air. James ouvrit les yeux et râla - comme à son habitude -, constatant que ses vêtements commençaient à prendre l’eau à cause de la fine pluie qui commençait à tomber. En se redressant, il faillit heurter quelqu’un qui se tenait au-dessus de lui. C'était Ikeal, qui le regardait, un parapluie à la main.
— Tu as vu l’heure ? dit-il d’un ton loin d’être amical. Je t’avais dit quoi hier ?
— Je sais plus, mentit James instinctivement. Pourquoi ? Il est quelle heure ?
— Cinq heures.
— Je vois même pas pourquoi tu viens me réveiller… Elle s'en fiche complètement.
Ikeal releva les yeux vers l’horizon, prit une profonde inspiration, puis retira le parapluie au-dessus de son petit frère.
— Eh ! Remets-le !
— Alors, tu rentres ? demanda-t-il tout en maintenant le parapluie à distance.
— Ouais, ouais, finit-il par souffler.
Ikeal retendit le parapluie au-dessus de son petit frère pour le protéger du froid, même si le mal était déjà fait. Il le poussa dans le dos pour l’aider à remonter la colline avant de repartir. Quelques minutes de marche plus tard, dans les rues silencieuses de la ville, éclairées seulement par quelques lampadaires, les deux frères arrivèrent devant chez eux. Ikeal ouvrit la porte avec les clés qu’il avait récupérées, puis la referma une fois que James fut entré. Le plus dur restait à faire, monter l’escalier sans réveiller l’autre. Car c’était certainement la dernière chose qu’ils souhaitaient. Ils gravirent les escaliers doucement, sans faire de bruit. Un ou deux grincements se firent entendre, mais rien qui ne puisse troubler le sommeil de la personne dans l’autre chambre. Finalement, les deux frères atteignirent leur porte sans aucun problème.
La nuit n’était pas encore finie. Et si Ikeal prit le temps de se déshabiller, James n’en fit pas autant. Trop fatigué, il se jeta sur son lit avec ses vêtements à moitié mouillés, bien décidé à profiter de chaque minute de sommeil possible. Ikeal jeta un dernier regard vers son frère - à moitié endormi -, esquissa un sourire, puis se coucha à son tour.
Le soleil s’était enfin levé, et bien que quelques rayons réussissent à s’incruster dans la chambre, ce fut la sonnerie du téléphone d’Ikeal qui réveilla réellement les deux frères. Ikeal fut le premier à se lever, se dirigeant directement vers ses affaires pour préparer la journée de cours qui l'attendait. James, quant à lui, était encore dans les vapes. Il n’avait d’ailleurs pas bougé d’un pouce malgré le bruit - somme toute raisonnable - fait par son frère. Et voyant que la marmotte n’avait pas daigné à se lever, Ikeal partit la secouer un peu. James grogna et se glissa encore plus profondément sous sa couette. Encore plus qu’il ne l’était déjà.
— Tu vas te lever ? Ou bien tu as décidé de rester à la maison ? questionna Ikeal en regardant James enseveli dans son lit.
— Humm… fit-il en guise de réponse.
— Allez, bouge de là, gros tas, reprit-il en rigolant.
— Humm…
Il finit par sortir la tête de sa couette. Ses yeux étaient encore à moitié fermés et commencèrent à scruter la pièce pour trouver des vêtements propres le plus proche de lui.
— Tu pars quand ? demanda James en voyant le sac quasiment prêt de son frère.
— Dès que j’ai mon bus… Et un petit-déj’.
— Ok…
— Allez, je vais pas t’attendre toute la journée.
James attrapa quelques vêtements propres qui se trouvaient au bout de son lit, avant de les enfiler. Ikeal le regarda faire, amusé par le manque de volonté de son petit frère le matin. Après plusieurs longues secondes, James sortit enfin de son lit, et emboîta le pas de son grand frère. Dans la cuisine, l'autre était déjà partie. Tout ce qu'elle avait laissé derrière elle, c’était un seul et unique bol. Rien d’autre. James regarda par-dessus l’épaule d’Ikeal.
— Je crois que ça veut dire que je devrais vraiment partir. Tu ne crois pas ? demanda-t-il en se tournant vers son grand frère.
— Reste ici toute la journée et fait pas de connerie. Je suis sûr que ce qui s’est dit hier, personne ne le pensait vraiment.
— T’es sûr de ça ? répliqua James en levant les sourcils.
Ikeal sourit.
— Bon, perso, je vais être en retard. T’as qu’à prendre mon bol si tu veux !
Une dernière tape dans le dos, et James le regarda partir, laissant alors le double des clés sur la commode de l’entrée. C’est alors que les mots “Reste ici toute la journée et ne fais pas de bêtises” perdirent automatiquement tout leur sens. Sans réfléchir, James fonça dans sa chambre, attrapa au plus vite son sac ainsi qu’un sweat et des baskets, puis partit loin de cette maison qu’il détestait tant.
Ikeal avait grimpé dans son bus in extremis. Sans que James en soit conscient, tout s'était joué à un cheveu près. Ikeal avait délibérément retardé son réveil pour laisser à son petit frère préféré le temps de récupérer un peu de cette nuit disons atypique. Se dirigeant alors vers un siège, Ikeal se prépara à attendre la fin de sa journée. Pour lui, cela n'était qu'un jour de cours de plus, rien de bien palpitant. Certes, il préférait cela comparé à James, mais cela ne voulait pas dire qu'il appréciait particulièrement l'école. Ses notes n'étaient pas incroyables, mais il s'en sortait tant bien que mal. C'étaient surtout ses amis qui rendaient ses journées chiantes un peu plus supportables.
Une fois arrivé à son école, à peine avait-il franchi les portes d'entrée, que le directeur l’interpella.
— Bonjour M. Neurt, j’aimerais que vous veniez me voir par rapport à ce qu’il s’est passé hier avec votre frère James. Pourriez-vous venir après vos cours du matin ?
Tout ça n’annonçait rien de bon.
— Bien sûr, répliqua Ikeal avec un hochement de tête. Je serais là.
— Bonne journée à vous.
Ikeal le salua également, avant de le suivre du regard. Si le directeur voulait en parler, c’était que cette fois - plus que les autres - James avait dépassé les bornes. Tout ça n’annonçait vraiment rien de bon. Ikeal commençait à paniquer pour son frère. Jusqu’où cela pouvait-il aller ? Une simple exclusion temporaire ? Un conseil de discipline ? Ou bien carrément un bannissement complet de l’établissement ? Après tout, c’était bien lui qui avait insisté auprès de sa mère et de l’école pour avoir James inscrit ici même. En réalité, c’était surtout pour garder un œil sur lui, plus que pour la renommée fictive de l'école.
— Ikeal ! cria un de ses amis. Tu fais quoi ?
Il sortit de ses pensées, la voix de son ami le faisant se retourner.
— Tu te grouilles ?
— J’arrive, répliqua-t-il en repartant vers sa classe.
Arrivé dans la salle, Ikeal partit s’assoir à sa place, juste à côté de son ami. Le professeur passa dans les rangs, distribuant les copies du dernier examen tout en annonçant la note de l’élève à haute voix. Tout cela dans un but bien précis de faire entendre la note catastrophique ou exemplaire de la personne concernée.
— Moyen M. Neurt, sortit le professeur en déposant la copie devant Ikeal. Un petit D, rien de plus. ‘Aurait pu faire mieux…’, ajouta-t-il en passant à l’élève suivant sans perdre de temps.
Ikeal regarda sa note, avec un petit sourire en coin. D ! C’était mieux que son dernier examen de maths. Bon, ce n’était pas aussi impressionnant que son ami à côté, qui avait eu un A. Mouais. Ikeal le savait pertinemment de toute façon. Il n’était pas fait pour cette matière. Il commença à se balancer sur sa chaise pour discuter avec les personnes derrière lui, lorsqu’il tomba. Toute la classe se tourna vers lui, le prof y compris. Ikeal était là, allongé sur le sol. Mais quelque chose n'allait pas. La chaise était toujours debout, bien posée sur ses quatre pieds. Et ses vêtements... Ses vêtements étaient restés sur la chaise. Un frisson d'horreur le parcourut. Il se sentait nu, exposé aux yeux de tous. Les regards insistants de ses camarades de classe semblaient le transpercer. Le problème, c’était qu’Ikeal était véritablement nu.
Aucun mot ne sortit de sa bouche. Il était tétanisé. Plusieurs longues et douloureuses secondes s’écoulèrent. Ikeal ne savait plus où donner de la tête. Il regarda rapidement autour de lui avant de voir la porte. La voilà la réponse ! Il se leva, courra vers elle et tenta de saisir la poignée pour la pousser. Mais rien ne passa comme prévu. Au lieu de sentir le métal froid sous ses doigts, une sensation étrange et désagréable d’aspiration l’envahit. Comme s’il était aspiré par un tourbillon invisible. Le monde tournoya autour de lui. Les couleurs se mélangeant dans une danse chaotique. Le sol et le plafond semblaient avoir échangé leur place. Les murs ondulaient comme des vagues. Le temps semblait même s’être déformé, s’étirant et se contractant de manière irrégulière. Le choc fut tel qu’Ikeal perdit complètement ses repères. Il avait l'impression que son cerveau était incapable de traiter toutes ces informations contradictoires. C'était comme si la réalité elle-même avait été déchirée et recousue de manière imparfaite.
Finalement, il fut violemment recraché de l'autre côté de la porte et la réalité se remit en place. Pourtant, tout semblait toujours osciller encore légèrement. Comme si tout cela reprenait sa forme originelle après avoir été étiré. Ikeal trébucha sous l'effet du choc et finit sa course contre le mur du couloir. Ses mains tremblaient alors qu'il essayât de se relever, ses jambes flageolantes peinant à supporter son poids. Le couloir, autrefois familier, lui semblait maintenant étrangement hostile, comme si les murs pouvaient à tout moment se refermer sur lui. Les bruits de la classe qui sortait résonnaient dans sa tête, amplifiés par l'adrénaline qui pulsait dans ses veines.
Ikeal jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, toute sa classe était dorénavant dans le couloir, les regards fixés sur lui, et lui uniquement. Mais son cerveau refusait d'accepter ce qu'il était en train de vivre. Il réussit enfin à se relever tant bien que mal, et courut comme il put vers les escaliers du hall d’entrée. Arrivée devant il commença à les descendre, mais à peine eut-il posé le pied sur la première marche qu’il sentit son corps s’élever dans les airs. Il flottait maintenant à travers tout le hall, ses jambes ne servant plus à rien. Ikeal se trouvait maintenant à plusieurs mètres du sol. Il n’avait plus le contrôle sur rien. Autour de lui, les élèves s'arrêtèrent pour regarder, stupéfaits, et certains sortirent même leur téléphone pour capturer l'instant. Ikeal tenta de se diriger tant bien que mal. Mais ses mouvements étaient hésitants et maladroits. Son corps obéissait à une logique qui lui échappait. Il réussit néanmoins à s'éloigner de l'établissement scolaire, gagnant peu à peu en aisance. Son cœur continuait d’accélérer.
“PUTAIN !!”, hurla-t-il de colère, les larmes aux yeux. La rage l’envahit. En même temps qu’un sentiment de honte et d’incompréhension total. Il faillit en vomir tellement tout cela est incompréhensible et insurmontable.
Dans les airs, il était plus visible que jamais. Les gens levaient la tête pour le regarder, certains le pointaient même du doigt. Ikeal tenta de se cacher parmi les nuages, mais son vol hésitant et désordonné le faisait osciller de manière imprévisible, frôlant parfois les toits des immeubles. Rapidement, il commença à appréhender le fonctionnement de…, ça. Ce qui lui arrivait. Ajustant alors ses mouvements pour éviter de s'écraser au sol. Mais c’était trop tard. C’en était fini de pour lui. Sa vie venait d’être tué.
James se promenait dans les magasins, regardant à droite, à gauche. Toutes les vitrines étaient plus alléchantes les unes que les autres. S’il pouvait, il aurait bien pris deux ou trois trucs - qui aurait certainement tous fini dans le fond d’un tiroir, tellement leurs utilités étaient aussi grande que l’amour de l’autre envers James.
— Déjà quinze heures ? s’étonna-t-il en regardant sa montre. Il faut que je pense à rentrer si je veux pas me faire engueuler.
À contrecœur, il se mit en route, traînant des pieds. La perspective de retourner chez lui ne l'enchantait pas beaucoup. Alors, le temps qu'il perdait à marcher lentement n'était finalement pas du temps perdu, si cela lui permettait de retarder son retour à la maison. Mais, tôt ou tard, il devait rentrer. En ouvrant la porte d'entrée, James jeta un coup d'œil furtif à l'intérieur, redoutant de la voir. Ouf, la voie était libre. Il lui restait encore un peu de répit.
En montant dans sa chambre, James vit que son lit, mais également celui de son frère, ainsi que son bureau et les étagères, étaient complètement retournés et renversés. Il s’avança doucement, ouvrant un peu la porte, et scruta un peu plus l’état de la chambre.
— Qu’est-ce que…, fit-il en voyant le chaos qu’était devenue la pièce.
— James !! Je suis là !
Il leva les yeux au plafond. Son frère… Ikeal.., était en train de voler - complètement nu - dans leur chambre ? James se retourna rapidement pour échapper à la vision d’horreur sous ses yeux. Juste avant de se retourner une deuxième fois pour confirmer ce qu’il venait de voir.
— Aide-moi ! S’il te plaît !! implora Ikeal à la limite de pleurer. Je peux plus rien prendre et…, et…, et plus rien toucher. Et je peux traverser les portes et les fenêtres…
James ne savait pas quoi dire. Il chercha quelque chose, n’importe quoi, dans la chambre. Mais rien ne semblait pouvoir l’aider. La preuve était que la chambre était sans dessus dessous. Le bruit d’une voiture attira alors l’attention des deux frères, qui regardèrent par leur fenêtre. C’était sans aucun doute la mère d’Ikeal qui venait de rentrer. Il ne manquait plus que ça.
— Je suis dans la merde, rétorqua James, en repensant à se qui c’était passé hier soir.
— Tu te fous de ma gueule ?! hurla Ikeal. Je suis dans les airs ! Au plafond ! En train de voler ! C’est moi qui suis dans la merde !
James regarda une dernière fois son grand frère avant de murmurer : “Je vais tenter de la retenir”. Cela ne lui plaisait pas vraiment de faire ça. Encore moins s’il s’agissait de l’autre. Mais pour Ikeal, James ferait tout. L’inverse était déjà vrai, alors il était grand temps que ça change. Il quitta la chambre, laissant son frère au plafond. Littéralement. Une fois devant la porte d’entrée, James ne savait pas quoi faire. Devait-il attendre qu’elle rentre et faire mine de rien ? Devait-il la bloquer dehors ? Certainement que la deuxième option semblait bien moins raisonnable. Bien que James aurait adoré le faire. Des bruits de pas résonnèrent de l’extérieur. Le jeune garçon déglutit difficilement et, sans savoir pourquoi, ouvrit la porte.
Deux hommes se tenaient sur le perron, tous deux dans un costume noir qui donnait presque une impression d’allure impériale. L’un était assez petit et chétif, l’autre était tout l’inverse, grand et musclé. En tout cas, aucun des deux ne ressemblait à la mère d’Ikeal. Ou bien cette dernière avait sacrément changé en une journée de travail.
— Bonjour, fit le plus petit.
James referma la porte rapidement devant eux, comme si de rien n’était. Cela ne découragea cependant pas les deux hommes, retoquant de plus belle. Mais James, plus intelligent cette fois - du moins il le pensa - demanda d’abord à travers la porte leur nom. “Nous sommes Litill et Mik…”. James entendu un petit cri. Alors il entrouvrit la porte pour voir ce qu’il se passait. Le plus petit se frottait l’arrière du crâne. Ce qui venait de se passer était facile à devenir. Cette situation lui fit étrangement penser à Ikeal et lui.
— Nous sommes, reprit le petit en relevant la tête, Leif et Erikson.
— Je suis Erikson, répéta le plus grand, comme pour confirmer ce que venait de dire Leif.
— Oui, c’est ça, reconfirma-t-il une fois de plus. Nous sommes là pour parler avec ton frère.
Bon, si James avait été assez con pour rouvrir la porte une deuxième fois, il ne l’était pas encore à un point pour se dire que toute cette scène était normale. D’abord Ikeal qui se mettait à voler dans la chambre ? Puis deux hommes qui débarquaient pour demander à le voir ? Tout cela n’était certainement pas une coïncidence. James songea durant un instant qu’il aurait certainement préféré avoir sa mère en face de lui. Bon, peut-être pas.
— Nous pouvons entrer ? insista Leif.
— Je n’ai pas de frère, désolé ! conclu-t-il en refermant brusquement la porte une deuxième fois.
Cette fois, il courut vers les escaliers pour prévenir au plus vite son frère. Mais à peine avait-il eu le temps de poser son pied sur la première marche, que la porte d’entrée s’ouvrit. James resta là, debout, seul, à regarder la poignée se tourner lentement. Pour qu’enfin, la porte s’ouvre et laisse passer un petit filé de lumière venant de l’extérieur. Le plus musclé s’avança en premier, rapidement suivit par le deuxième. James les regarda faire. Venaient-ils d’entrer par effraction ? Car la poignée de l’autre côté de la porte semblait complètement déformée.
— Nous voudrions seulement discuter avec ton frère, répéta Leif en laissant l’autre homme fermer la porte.
Le filet de lumière disparut. La maison était dorénavant plongée dans une obscurité quasi-totale. La seule lumière présente venait des fenêtres mal fermées du salon. James se rapprocha instinctivement de l’escalier. Au cas où il devrait filer dans sa chambre pour prévenir Ikeal.
— Alors ?
— Pourquoi le cherchez-vous ? finit-il par demander, tout en essayant de gagner - mais en avouant donc à moitié avoir un frère.
Leif, qui semblait clairement le plus bavard des deux, reprit la parole.
— Nous sommes directeurs d’une école.
— Quel genre d’école ?
— Pour répondre à cette question, nous allons devoir, Erikson et moi, parler avec ton frère. En privé.
Voilà ce qui alarma encore plus James. Qu’est-ce que ces hommes pouvaient bien vouloir à Ikeal uniquement ?
— Nous voulons simplement l’aider et lui parler de son pouvoir. Ce qui lui arrive n’a rien de bizarre ou d’étrange. Tout cela est parfaitement naturel. Il faut plutôt voir tout cela comme une sorte de don.
James plissa les yeux. Un don ? Son frère était littéralement en train de flotter dans un coin du plafond de sa chambre. Cela ressemblait plus à une malédiction qu’à autre chose. Et depuis le début, ces deux hommes martelaient le jeune garçon sur le fait de voir expressément son grand frère. La théorie comme quoi ils étaient des agents secrets du gouvernement, devenait de plus en plus évidente pour James. Ikeal avait dû être aperçu par des gens, des passants ou autres personnes, et ça le gouvernement ne pouvait pas l’autoriser. C’est pourquoi ces deux hommes devaient retrouver Ikeal au plus vite pour l’emmener. Oui. C’était ça l’unique réponse à toute cette scène. Alors, tout en continuant de garder un œil sur les deux hommes dans l’entrée, James monta doucement les marches de l’escalier. Petit à petit, sans gestes brusques, il réussit à monter une marche… puis une deuxième. Jusqu’à faire tout l’inverse deux secondes plus tard. James commença à les enjamber deux par deux. Le couloir de sa chambre n’était plus qu’à quelques marches.
Il atteignit ce qu'il pensait être la dernière marche, mais il se trompait. À peine s'était-il agrippé à la rambarde pour éviter de chuter dans le virage de l'escalier, qu'il se retrouva soudainement à la première marche, comme s'il était descendu au lieu de monter. Pour se retrouver finalement devant les deux frères.
— J’imagine que c’est une manière pour nous dire que ton frère se trouve en haut ? rétorqua Leif avec un léger soufflement.
Que venait-il de se passer ? James était redescendu à l’entrée. Pourtant, et il en était sûr, il venait de monter l’escalier à l’instant. Leif et Erikson s’avancèrent. James retenta donc de monter afin de prévenir Ikeal, mais il se retrouva une nouvelle fois à descendre les marches. Pourtant, les deux hommes avaient atteint l’étage. Leif continua son chemin vers la chambre, tandis que Erikson fit le garde sur la dernière marche.
James savait qu'il n'avait pas plus beaucoup de temps avant que Leif n'atteigne Ikeal. James devait tenter quelque chose. Profitant de l'obscurité partielle et du fait que Erikson semblait le sous-estimer, il s'élança soudainement vers l’homme. Il visa les parties intimes, comptant sur l'effet de surprise. Erikson se plia immédiatement en deux, le souffle coupé par la douleur. James ne s'arrêta pas là. Rassemblant toute sa force dans son poing, il asséna un coup rapide et précis sur le nez du plus grand. Le craquement sonore qui s'ensuivit était une confirmation que le coup avait porté.
Erikson, pris de court par cette attaque soudaine, s'effondra sur le sol, tentant de reprendre son souffle tout en se tenant le visage. James ne perdit pas de temps à contempler sa victoire temporaire. Il sauta par-dessus le corps de l’effondré et se précipita dans le couloir, espérant arriver à temps pour protéger Ikeal.
La porte de la chambre était grande ouverte. James avait-il encore le temps d’intervenir ? Leif se tenait au milieu de la chambre. Aucune trace d’Ikeal, que ce soit près du lit ou bien… au plafond. L’homme se tourna vers James.
— On dirait bien que nous avons été pris de court tous les deux.
James se contenta de souffler. Cependant, il remarqua quelques gouttes de sang tomber du nez de Leif. James lui fit un signe de tête. L’homme toucha son nez avec son doigt avant de le regarder. Du sang sortait bel et bien. Leif comprit. Il sortit de la chambre, et vit Erikson allongé en haut des escaliers.
— Allez viens, nous reviendrons demain, lui rétorqua-t-il tout en l’attendant.
— Féth chié, répondit Erikson en se tenant toujours le nez.
— Et soigne ton nez bon Dieu, ce n’est pas agréable.
James était toujours dans la chambre. Il regarda un peu partout : sous les draps, dans le lit - même si cela aurait été évident - et également dans l'armoire. Rien. Aucune trace d’Ikeal. James tourna la tête et regarda la fenêtre. Elle était grande ouverte. Mais dehors, le bruit d’une voiture se fit entendre de nouveau. Cette fois, James passa sa tête à travers la fenêtre pour vérifier. Merde, c’était bel et bien elle. Attends… Les deux hommes étaient-ils toujours dans l’entrée ? Comment James allait-il expliquer ça ? Sans réfléchir, il sortit de la chambre et dévala l'escalier. Arrivé en bas, il les vit rapidement prendre la porte avant de la refermer. Alors il s’approcha pour sortir à son tour, mais c’était trop tard, la porte s’ouvrit. L’autre se trouvait devant lui.
— Pourquoi y’a deux hommes qui viennent de sortir de ma maison ? questionna-t-elle, comme si chacun de ses mots étaient une mise à mort.
James leva les yeux au ciel, décidant de ne pas lui répondre. C’était sans doute la meilleure chose à faire. Il se faufila dans l’entrebâillement de la porte, avant de filer à toute vitesse dehors. Elle cria une dernière fois : “James”, avant de voir l’enfant disparaître.
l e s
d e u x
f r è r e s
James venait à peine de franchir le portail de son jardin, qu’il prit immédiatement la direction de la colline. Et alors qu’il s’éloignait, sans qu’il le sache, les deux hommes étaient en train de l’observer non loin. Ils s’étaient - plus ou moins discrètement - cachés derrière une voiture garée dans la rue, surveillant alors le jeune garçon les mener vers leur objectif principal : Ikeal Neurt.
— Je dois bien avouer, se moqua le plus grand tout en restant caché, que je pensais les Anglais plus intelligents.
— Tu sais, personne n’est parfait, rétorqua le plus petit. Les Américains sont gros, les Français sont racistes et les Russes sont alcooliques.
— En comparaisons, les Dragnae sont parfaits. Comme quoi, notre monde est bien meilleur que leur « Terre ».
— Pour l’instant, approuva-t-il sur un ton devenant d’un coup plus sérieux. Mais qui sait ce qui pourrait arriver ? Exponentia pourrait préparer un plan afin d’anéantir nous et tout ce que nous protégeons. Quoi qu’il en soit, pour le moment, nous devons retrouver cet enfant.
— Ergi ! Pourquoi maintenant ? Nous n’avions pas assez de problèmes à régler ? Et pour ne rien arranger, voilà qu’il prend la fuite. Deux fois ! Alors, certes, bien joué, s’exclama Erikson entre ironie et sérieux. Bravo pour t’être caché chez toi quand tu possédais ton pouvoir mais… Sérieusement ? Ne prends pas la fuite une seconde fois, permettant à encore plus de personnes de te voir fendre le ciel !
Le plus petit leva les yeux vers l’autre homme, visiblement surpris.
— Wouah… Mik’ ! C’est sans aucun doute la plus longue tirade que tu n’as jamais sortie depuis plusieurs années.
— Et s’il te plaît Litill, continua-t-il avec une pointe d’agacement, arrête de m’appeler Mikill lorsque nous sommes sur Terre. C’est « Erikson » !
— Tu viens de dire mon prénom, ricana-t-il en pointant du doigt l’autre homme comme un enfant. Il faudrait vraiment que tu te détendes mon frère. Nous sommes juste tous les deux, il n’y a personne dans les environs.
— Tu dis ça mais j’ai l’impression qu’un espion n’est pas loin.
— Un espion ? se moqua Litill en faisant sembler d’entrer dans le jeu de l’autre homme. Et depuis quand tu peux utiliser mon don ?
— En parlant de ton don, coupa Mikill, esquivant ainsi la question posée. Tu ne pouvais pas lire dans l’esprit du garçon pour savoir où se trouvait son frère ?
— James ? J’y ai pensé, puis j’ai oublié.
— Cela ne s’oublie pas ce genre de chose.
— Puisqu’on parle d’oublier des choses… Pourquoi tu ne soignes pas ton nez ? Regarde le mien ! répliqua-t-il en essayant d’éviter de mettre du sang sur ses vêtements.
— Pourquoi ? Tu as mal ?
— Devine. Et puis pourquoi tu as laissé l’enfant te frapper ? renchérit Litill tout en pressant son nez (car visiblement son frère ne voulait pas soigner le sien).
— Pleurnicheur.
— Guéris ton nez, répéta-t-il légèrement énervé.
Mikill esquissa un sourire, une expression rare chez lui ces derniers temps. Les disputes entre les deux frères s'étaient faites moins fréquentes. Probablement parce qu'ils n'avaient plus vraiment le temps. Ou bien parce qu'il était devenu primordial d'être constamment sur leurs gardes et prêts à réagir. Pourtant, c'étaient ces discussions animées et ces désaccords qui les rendaient un peu plus humains et distincts l'un de l'autre. Pour apaiser les tensions et satisfaire son frère, Mikill posa sa main sur son nez. Le saignement s'arrêta aussitôt, et Litill sentit la douleur disparaître instantanément.
— Pourquoi tu as fait ça ? demanda-t-il en mimant ce que venait de faire son frère.
— Ne me dis pas que tu es vraiment en train de te plaindre parce que j'ai soigné nos nez ? Tu devrais faire attention, tu vas finir par prendre mon rôle d'agaçant.
— Aucune chance, répliqua instantanément Litill.
Pff.
Les deux frères rigolèrent doucement. Pendant un instant, tous les problèmes du monde semblaient s’être envolés… Tout comme James, qui semblait avoir pris une trop grande avance.
— Je crois que nous avons perdu l’enfant de vue.
— Il n’a pas dû partir bien loin.
Sans se parler directement, Litill savait ce que son frère allait faire. Mikill se releva, regarda au loin un point invisible avant de tendre son bras et d’attraper ce dit point avec sa main. Et alors qu’il la ramenait vers lui, le décor autour des deux frères bougea. Le monde entier autour d’eux se distordait. Les arbres, les voitures, les maisons et même les gens… Tout semblait se tordre et se déformer sous les yeux des deux frères. C'était comme tirer un drap et le ramener vers soi. Le tissu entier se froissait ou faisait des vagues tandis qu'on le rapprochait de nous. Et cela avait beau faire plusieurs siècles, voire millénaires, que les deux frères la connaissaient, à chaque utilisation, c’était la même chose. Cela provoquait cette même sensation indescriptible. Une fois leurs deux corps arrivés au point ciblé, Mikill répéta l’opération plusieurs fois, avant de se faire interrompre par Litill.
— Nous devrions le faire encore une ou deux fois… Avant de…, continuer à pied. Tu ne penses pas ? proposa-t-il à bout de souffle, sentant son nez saigner à nouveau. Je crois que ça fait longtemps que tu n’as pas utilisé ton don avec autant d’énergie.
— D’accord, acquiesça Mikill, en se préparant à répéter une dernière fois l’action.
— Merci… Erikson, dit Litill avec un sourire en coin.
— Il n’y a pas de quoi, Leif, s’empressa de répondre son frère en ricanant.